Longtemps, j’ai pensé que la maison c’était l’endroit où je rentrais tous les soirs. Là où je balançais mes chaussures dans un placard à portes coulissantes et faisais trois pas jusqu’à la cuisine. Là où nous avions mis un berceau dans une chambre et accroché des rideaux blancs aux fenêtres. La maison, c’était un parallélépipède comme il en existe des milliers, posé au milieu d’un entrelacs de routes portant des noms de fleurs.
Je me souviens avoir pensé que c’était ridicule d’habiter une rue portant un tel nom. J’avais trouvé suspect que la municipalité ait choisi des noms aussi communs pour ce tout nouveau lotissement fort prisé par les gens d’en bas. Petite, j’ai grandi Rue de la Fontaine du Bourreau. La rue changeait de nom quelque mètres après chez mes parents pour devenir la rue de la Maladrerie. Ça envoyait du lourd en termes d’imagination.
Quitte à habiter dans un quartier sans histoire, j’aurais préféré habiter rue Victor Schoelcher ou rue Maurice Utrillo – à l’époque, l’idée même d’une rue Simone Veil ou Marie Curie n’existait pas encore – Alors, j’aurais raconté leur vie à mes enfants, j’aurais peut-être appelé mon fils Maurice, mais j’avais dû me contenter des hibiscus.
- C’est quoi maman, un hibiscus ?
Pour l’expliquer, nous en avions planté un rouge dans le jardin en pente où il était impossible de jouer au ballon. Il avait crevé en quelques semaines.
Heureusement, la maison avait été construite sur le lot numéro sept. Ça sauvait un peu la banalité de notre affaire. Sept, chiffre magique d’autant que dans la rue de la Fontaine du Bourreau, la maison était aussi au sept. J’y voyais là une espèce de douce continuité familiale. Un héritage. Et puis j’aime le sept : les sept couleurs de l’arc-en-ciel, les sept péchés capitaux, le jeu des sept familles ou les sept jours de la semaine. Nous habitions donc au sept, allée des Hibiscus, parce que c’était la septième maison de l’allée qui portait mal son nom puisqu’elle était en impasse. Le maire n’ayant pas voulu de cul-de-sac dans sa ville, avait déclaré un soir, au conseil municipal, alors que les élus étaient penchés sur une carte de la ville :
- Les gars, on va plutôt appeler cette impasse « allée ».
Des voix s’étaient élevées parmi les puristes du baptême des rues dans la salle du conseil.
-Mais, ça n’a rien d’une allée, avait rétorqué le premier adjoint, une allée, c’est bordé d’arbres…
-Une allée, ce n’est pas bouché, ça sillonne, ça serpente, avait répliqué un autre.
Mais le maire était resté inflexible.
Comme dans beaucoup de lotissements construits au début des années quatre-vingt-dix, les maisons avaient toutes un air de famille. Un plan similaire, une façade goût fraise de la glace à l’italienne, une pelouse qui passait de vert fluo au printemps à jaune paille au mois d’août et des haies de résineux qui finiraient tous par crever par la faute d’un champignon appelé Fusarium Circinatum mais que, dans l’immédiat, les hommes raccourcissaient chacun à leur rythme. Aucun n’étant d’accord pour le faire en même temps que le voisin, cela occasionnait un concert de tronçonneuses ininterrompu le samedi.
Bien qu’il y ait écrit le nom de notre famille sur la boite aux lettres, cette maison n’était pas la nôtre. Elle ne nous ressemblait pas. On avait beau repeindre ses murs ou accumuler les pots de fleurs, il n’y avait rien à faire : la maison, ce n’était pas elle.
Pour se donner un avant-goût de ce qu’elle pourrait être, nous sillonnions la campagne : moitié pour endormir les enfants, moitié pour dénicher la maison de nos rêves.
La maison en pierres, assortie d’un terrain qu’on appellerait « champ » ou « pré », était un rêve inaccessible. Elle devait ressembler à celle de la famille Ingalls et, si j’avais depuis longtemps dépassé l’âge de Laura, je voulais moi aussi courir au milieu des hautes herbes en riant. Aucun risque en revanche que je passe mes journées à faire des gâteaux, mais être mariée à un Charles Ingalls sans chapeau ni violon, pourquoi pas ?
Pourquoi ce sujet ?
J’ai toujours pensé que les lieux où l’on vit nous façonnent et racontent ce que nous sommes. En 2016, quand nous sommes arrivés à Bayonne, à 200 km de notre ancien chez nous, je n’imaginais pas la difficulté que j’aurais à le quitter. Je ne sais pas si ça arrive à d’autres, ni si ça évoque quelque chose à quelqu’un, mais plus de cinq ans après l’avoir quittée, je pensais encore à cette maison à la campagne que nous avons fini par acheter.
J’y revenais en rêve. Je m’y introduisais à la nuit tombée tout en sachant que je n’avais pas le droit d’être là puisqu’elle ne m’appartenait plus. C’était horrible et la sensation que j’éprouvais au matin, comme une main qui étranglait mon œsophage, me terrifiait. Alors un jour, j’ai décidé d’écrire sur cet endroit, comme un pansement que j’aurais déposé sur une plaie purulente. Mais avant de parler de Monplaisir, il me fallait raconter les Hibiscus, notre première maison. Ce que vous venez de lire est l’incipit d’un texte intitulé “Lettres d’amour comme un adieu”.
Pourquoi écrire ?
Depuis que j’ai posé les mots sur mes souvenirs, je n’ai plus jamais rêvé de cette maison.
Ça m’est déjà arrivé. D’écrire pour aller mieux. C’était le cas en 2019 pour Semer des graminées, un journal tenu pendant le cancer dont mon père est décédé. J’y passe en revue les étapes du deuil jusqu’à l’acceptation, mes émotions ou les questionnements finalement universels. Même si la plupart du temps je n’écris pas pour ça, il est clair qu’écrire fait du bien. Lorsque j’anime des ateliers d’écriture, il n’est pas rare que les participants pleurent. Peut-être parce que, comme le dit René Char, “les mots savent de nous ce que nous ignorons encore” et qu’ils ouvrent la porte à notre vérité.
Récemment, je racontais à l’une des lectrices de la newsletter une anecdote que j’aime particulièrement et que je rappelle souvent à mes enfants : Lou Doillon vivait un grand chagrin d’amour. Elle appela Etienne Daho avec qui elle était très proche et lui raconta. Il lui demanda “Combien ?” C
e à quoi elle répondit “12”.
Voilà, ce grand chagrin ferait éclore 12 magnifiques textes devenus des chansons.
La question de la semaine.
Qu’est-ce que vous avez réalisé cette semaine et qui vous rend fière ?
J’ai fait le grand saut. Quand j’y pense, ça me fiche des frissons parce qu’à force de se réinventer, ne finit-on pas par se perdre ?
Cette semaine j’ai ajouté une corde à mon arc et je suis officiellement devenue éditrice externe : j’accompagne les auteur.ices débutants ou confirmés à avancer dans leur projet de livre.
Allez, à la semaine prochaine, je vous embrasse.
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Les Hibiscus
Quand tu écris tu nous fais du bien à tous.
Très joli texte sur le pouvoir de l’écriture: j’ai imaginé Patrick vêtu de la salopette en jean de Charles Ingalls ! 😁
Il me tarde de lire la suite un jour .
La chose dont je suis fière : réussir à improviser mes contes métaphoriques thérapeutiques en hypnose. C’était pas gagné d’avance mais ça y est , j’ai choppé le truc et j’y prends beaucoup de plaisir.